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Retournement

Fort d’Aubervilliers
 

 

 


« E pur si muove ! » (Et pourtant elle tourne !), attribué à Galilée
 

Retournement est un dialogue avec le lieu : les matériaux, les savoir-faire et les espaces déjà présents font partie intégrante des installations de Flavie L.T. Comme l’indique le titre, tout est là, qu’il s’agit de renverser, décaler, prolonger, ouvrir. Dès lors, il importe à l’artiste d’inclure des graviers, tissus et pierres issus du même lieu.
Inspiré des constructions militaires de Vauban au XVIIème siècle, le Fort d’Aubervilliers est construit en 1843 sur un plan correspondant à un pentagone à cinq bastions. Dans l’architecture obsidionale, se retrouvent les arcanes de pensées hermétiques et rituelles qui mettent en branle le seul recours militaire de l’édifice. Dans son livre, Les barrages de sable, Jean-Yves Jouannais montre effectivement que les architectures de Vauban étaient moins pensées dans une fonctionnalité poliorcétique (technique du siège, de la défense et de l’attaque) que - certainement inconsciemment - dans un héritage ésotérique et magique,notamment dans l’utilisation du nombre d’or.
Les installations de Flavie L.T interrogent avec cette forme d’archaïsme occulte, en ce qu’elles convoquent, au-delà de leurs lignes méticuleuses et symétriques, un ensemble d’allusions mystérieuses et talismaniques.
Dans Situation#1, déployée dans l’oreille ouest, quatre drapeaux hissés sur mâts bruts entourent un trépied central suspendant une pierre taillée au-dessus du sol comme un pendule. L’agencement des éléments est de telle sorte, qu’il désigne le lieu comme étant doté d’une fonctionnalité : rituelle (un mémorial anonyme / un espace sacré), symbolique (les drapeaux comme signes de ralliement) ou scientifique (les quatre points cardinaux indiqués par le vent, le temps évoqué par le pendule). Laissés blancs, les drapeaux se réfèrent davantage à une matière qu’à une couleur : c’est la neutralité du signe qui est ici visée. Cette pensée sous-tend la démarche artistique de Flavie L.T : donner des indices, créer des dynamiques, percer des ouvertures, en conservant l’objectivité du matériau, laissé généralement brut dans un degré zéro du signifiant qui garde, de fait, le signifié ouvert. Le même sens aigu des matières s’exprime dans Situation#2, dispositif à la fois discret et prolixe qui prend place dans la casemate du Fort d’Aubervilliers. À noter dans cette installation, la tendance à l’abolition des frontières, en commençant par le lieu même de la casemate où viennent s’immiscer les graviers du dehors, déjouant la limite entre l’extérieur et l’intérieur. D’une manière similaire, Édifice, micro-architecture de briques de bois ajourées, reprenant le vocabulaire de la protection inhérente à la cabane ou à la forteresse, pointe le dialogue entre l’interne et l’externe, propre à l’« être-aux-aguets » pour reprendre une formule de Gilles Deleuze. Cette pensée du passage se retrouve dans d’autres éléments de Situation#2, notamment les Portiques, deux structures de fer à béton forgé en forme de compas, se croisant sur le mur où elles ouvrent une troisième échappée. Dans ces non-lieux - ou plutôt entre-lieux -, les territoires sont mouvants, propres au basculement.
Avec Retournement, les objets se traversent comme se traverse le réel : par le reflet ou la fente, la cavité, l’interstice et non de manière frontale. D’où le biais induit par les Élévations #1 et #2, deux longues formes de Dibond noir dépliées dans l’espace auquel elles insufflent une percée dynamique. L’idée d’un objet premier, qu’aurait façonné un homme issu de la nuit des temps, est également présente dans l'œuvre Versant, sorte de grande vasque en bronze et percée qui accueillerait un flux impondérable. Dans l’ensemble de l’installation, se relève cette tension entre les éléments contraires ou similaires, doubles ou uniques, pleins ou vides, qui recréent la confrontation de l’individu à l’autre ou au multiple. Avec les mains en néon c’est bien cette notion d’identité qui est en jeu : (se) pointer, (se) désigner pour voir ce qui n’était pas vu, apercevoir ce qui était de l’ordre de l’inaperçu. Au sein de la démarche de l’artiste, il s’agit de déjouer l’impérialisme de la figure pour donner l’accès à l'œuvre par le biais d’une béance, d’un bord, d’un écart, en conservant cette velléité de saisir les choses physiquement. Ces balbutiements qui font résonner l’espace et s’abîment dans le silence invitent à demeurer (étymologiquement « tarder, attendre, s’attarder ») dans le lieu pour l’appréhender sur un temps long. Les propositions de Flavie L.T abordent ainsi à travers leur simplicité apparente l’idée de la bonne distance entre les choses : répondre à l’espace pour répondre de l’espace.

Elora Weill-Engerer
historienne de l’art, auteure et commissaire d’exposition indépendante,

membre de l’AICA et de C-E-A

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