traversée
Les formes géométriques élémentaires façonnées ou recherchées par Flavie L.T à travers la photographie, la sculpture ou l’environnement demeurent les composantes d’un vocabulaire plastique et conceptuel ambivalent. Ses œuvres s’offrent dans une évidence formelle qui les rapproche en premier lieu d’une esthétique minimale. Cependant, les matériaux, principalement issus du champ de la construction, ne sont que rarement laissés bruts. Usinés, découpés, contorsionnés ou assemblés, ils se déploient au sein de structures qui les mettent en tension. Ces dernières sont des espaces de jonctions et d’écarts. Elles délimitent une zone d’indétermination, un entre-espace ouvert à la perception du spectateur.
Dans Déploiement [2020] un panneau de bois rectangulaire, recouvert d’une plaque de Dibond aluminum vierge, est posé à la verticale contre un mur. Jouxtant sa base, une autre plaque, constituée d’un assemblage de planches de chêne, bascule vers l’avant retenue par des cordes noires entrecroisées sur son dos. L’entrelacs de ces liens maintient l’équilibre de la sculpture tout en rendant visible la tension de sa composition. Cette dernière est renforcée par le contraste des matériaux. L’aspect organique du bois dialogue ainsi avec la froideur du métal. L’ensemble suggère un mouvement stoppé, figé dans son ambiguïté. On ne saurait effectivement choisir entre l’ouverture ou la fermeture d’une porte. La surface verticale bien que floue, génère un reflet en dégradé, qui se précise au pied de la sculpture sans que l’image ne puisse être véritablement appréhendée dans ses détails. Elle échappe, car ce qui est en jeu ici c’est l’écart entre deux corps singuliers. L’œuvre met alors en lumière un intervalle riche de significations, qui simultanément relie et sépare deux éléments distincts. Cet interstice fait écho à la notion japonaise du ma (1) qui pointe tant une distance, qu’un moment donné. Mais plus qu’une simple séparation, elle désigne pour Roland Barthes la possibilité d’un espace intersubjectif, tel un seuil à partir duquel émerge une multiplicité d’interprétations. Les différentes strates de la sculpture de Flavie L.T forment un signe, telle « une fracture qui ne s’ouvre jamais que sur le visage d’un autre signe (2) ». Mais loin d’être un écueil, ou de ne mettre en valeur que les différences, cette brèche est conçue par l’artiste comme un espace propice aux dialogues.
Entrelacs [2018] figure ce même endroit liminaire. Ce vaste tirage pigmentaire sur papier — dont les dimensions s’adaptent à celles du mur sur laquelle il est marouflé — figure quatre tiges métalliques nouées en tresse et laissées ouvertes de part et d’autre. Corrélée à la notion de ma, cette image désigne tant une distance qu’un moment d’unification. Chaque extrémité de la ligne devient l’amorce d’un mouvement à activer par la pensée. Si l’image demeure fixe, elle contient en son sein la possibilité d’une transformation, d’un extension comme d’un détricotage. Souvent composées d’éléments modulables, les œuvres de Flavie L.T conserve ainsi un potentiel de variations presque infini. Ce dernier peut rester à l’état latent ou se concrétiser par la manipulation effective des objets créés. Outils de formes [2017] fait partie de cette seconde catégorie. Elle dévoile quatre chaînes de quatre formes simples — cercle, carré, pentagone et triangle — dont la matière imite le fer à béton. Réalisées d’un seul tenant grâce à une imprimante 3D, elles n’ont ni début ni fin. L’entrelacement des maillons géométriques et leur texture invitent à prendre en main chaque objet afin d’expérimenter de multiples compositions dont l’équilibre restera toujours fragile. Ces constructions rudimentaires et leur modularité s’inscrivent dans l’écho de la pensée de Lygia Clark qui s’opposait à l’illusion d’absolu objectivité des formes géométriques. L’artiste brésilienne préférait les considérer comme des « véhicules de l’imagination (3) ». Dès lors les Outils de formes, entre leur présence haptique et notre capacité de projection, invitent à éveiller notre imaginaire et à donner corps à des lignes organiques.
Cette mise en scène des formes, conceptuelles ou matérielles, dévoile ce que Nakahara Yusuke désignait dès 1970 comme une « présence relationnelle (4) ». Le commissaire d’exposition y entend une dynamique par laquelle les œuvres sont intimement liées à l’espace qui les accueille ainsi qu’aux spectateurs qui les observent. Elles se situent alors au carrefour de ces divers paramètres. Assemblage [2020] résonne telle une métaphore de ce nœud relationnel. Dans ce tableau sculpture, l’artiste poursuit son exploration des systèmes de jonctions utilisés en charpenterie ou menuiserie. Au centre d’une plaque de Dibond aluminium noire et brillante émerge un bloc de bois dans lequel a été inséré une clé de tension. Par un subtil jeu de reflet, l’assemblage se dédouble. Il s’inscrit entre présentation et représentation, entre objet et image. Par conséquent, l’œuvre réfléchit l’acte de perception dont les conditions d’existence induisent nécessairement une relation d’altérité. En continuité des propos de Lee Ufan on y comprend un « désir de prolonger la rencontre et d’universaliser la relation qui l’a produite (5) ». De ce fait, les liens, tensions, croisements ou entrelacs, développés par Flavie L.T, apparaissent comme les éléments singuliers d’une syntaxe qui explorent notre rapport sensible au monde. Elle interroge la manière dont l’humain appréhende et ordonne son environnement et comment ce dernier, en retour, structure son regard.
Cette dialectique s’inscrit au cœur de la vidéo Perspective continue [2019], à travers laquelle deux conceptions du paysage coexistent sur le même plan. Ce travelling, par sa lenteur, son cadre, et sa diffusion en boucle donne la sensation d’un espace se prolongeant à l’infini. Tournée dans la ville de Daejeon en Corée du Sud, la séquence dévoile une bande d’asphalte séparée d’un vaste parc arboré par une clôture de fer forgé. Le défilement du paysage alterne les effets de perspectives, entre la frontalité des bosquets et les points de fuites qu’ils encadrent. Dès lors, l’image dénote successivement la planéité des estampes asiatiques, puis l’illusionnisme de profondeur issu de la perspective linéaire occidentale. L’œuvre associe deux systèmes de représentation, afin de révéler que le paysage reste une construction culturelle qui varie en fonction des localisations. Elle nous révèle que notre monde commun n’est pas le produit d’une vision univoque mais aux contraire celui par lequel une pluralité de perceptions coexistent à partir d’un même objet. Les œuvres de Flavie L.T, à travers une diversité de médiums et de médias, apparaissent ainsi comme des seuils dont il appartient au spectateur d’activer la traversée.
Thomas Fort
critique d'art indépendant
dans Le Houloc, Portrait.s d'artiste.s, 2021
1- L’architecte Isozaki Arata en donne une définition synthétique qui met en exergue la polysémie du terme ma et sa complexe traduction en français : « Distance existant naturellement entre deux ou plusieurs objets placés l’un à la suite de l’autre, l’intervalle espace ou vide entre deux éléments, ou encore actions successives ; intervalle, temps de pause existant entre deux ou plusieurs phénomènes se déroulant l’un à la suite de l’autre ». Isozaki Arata, « La notion d’espace-temps au Japon », in MA Espace-temps du Japon (catalogue d’exposition), Paris Musée des Arts décoratifs, 1978, (non paginé).
2 - Roland Barthes, L’empire des signes [1970], Paris, Éditions du Seuil, 2007, coll. Points Essais, p. 76.
3 - Lygia Clark cit. in, Lygia Clark, de l’œuvre à l’événement, nous sommes le moule, à vous de donner le souffles (ouvrage collectif), Nantes, Musée des Beaux Arts, 2005.
4 - Nakahara Yusuke, « Between Man and Matter » [1970], in Doryun Chong, Michio Hayashi, Kenji Kajiya et Fumihiko Sumitomo (dir.), From Postwar to Postmodern: Art in Japan, 1945-1989, New York, Museum of Modern Art, p. 229. Le texte de Nakahara Yusuke faisait office de préface au catalogue de la dixième Biennale de Tokyo qui s’est déroulée en 1970 et dont il assurait le commissariat général. Ses propos rappellent qu’il ne revient pas aux seules années 1990 d’explorer ces processus relationnels.
5 - Lee Ufan, cit. in Mika Yoshitake, « Situer Rust Garden : Carl Andre au Japon », in Philippe Vergne et Yasmil Raymond (dir.), Carl Andre Sculpture as Place, 1958-2010, New York et Paris, Dia Art Foundation et Paris Musées, 2016, p. 244.